Au Bar Défi Lancé

if you gotta ask, you'll never know!

Monday, November 28, 2005

666


Je n'en peux plus. Ca fait des jours qu'on est enfermé dans ces boîtes à calcul, je suis devenu une chaussure, ou pire, un chiffre. Ils nous rangent deux par deux, comme des nombres. Si je me mets avec la belle brune d'en face, quel total ferons-nous? 01? 54? 66? 99?!
Quand j'ai compris que chacun de nous était un chiffre, j'ai commencé à avoir peur des téléphones... Tout était lié, et depuis le début. Si j'appelle quelqu'un en commencant par le 01, c'est que je pense à deux personnes, dont l'une est un échec sur pattes... Si j'utilise un autre opérateur, et que je compose le 44 par exemple, c'est que je suis sorti de la médiocrité, grâce à deux personnes plutôt brillantes, mais sans aucune personnalité.
Le téléphone avait donc ce vice de nous faire croire que nous avions le choix, que chaque numéro comptait. En vérité chaque combinaison, malgré des millions de possibilités, utilise les mêmes chiffres, à une ou deux variations près. Cela signifie que chaque adresse, chaque destination, chaque désir est identique et médiocre. Pour désirer et aboutir, il faut donc éviter le téléphone, ou toute autre forme d'appel. Il faut à tout prix garder ses distances.

Quand j'ai commencé à détruire tous les téléphones qui étaient à ma portée, personne n'a compris. Mais cette période-là m'a fait m'épanouïr; j'avais les yeux qui brillaient, toujours le sourire au coin des lèvres, et même un peu d'humour pour m'aider dans ma lutte. Le problème c'est que les chiffres, les téléphones et ceux qui les détruisent, ça ne fait rire personne. Tout le monde m'a pris pour un fou, sauf deux amis.
Certains pensaient que pour s'investir avec tant de hargne dans un simple problème de téléphonie, il fallait être d'un nihilisme particulièrement profond et dangereux. Qui était cet homme qui, sous pretexte de libérer les hommes d'une représentation chiffrée, avait déclaré la guerre à tous les combinés? Il y avait forcément une vraie raison cachée derrière, une raison humaine et fangeuse, un mouvement politique, voire terroriste.
D'autres ne supportaient pas qu'on veuille libérer l'homme de quelque chose :
"_ Allons bon! Qui est cet agitateur qui se prend pour Dieu en voulant élever notre condition au-delà des chiffres? Mais être pris dans les chiffres est une petitesse qui nous convient à tous! Il faut juste apprendre à accepter la vie comme elle est! A notre époque nous vivons entourés de chiffres, et alors? Vivons!Bordel ça me rend fou ces idéalistes qui se croient capables - et surtout obligés - de sauver quelqu'un, ou quelque chose! Ces monstres qui veulent nous déchirer, sous pretexte de nous aider!"

Cette entreprise a eu pour effet immédiat de dynamiter ma vie sociale. Quand mon employeur m'a pris en flagrant délit assis dans mon bureau, les jambes croisées sur ma table, en train de siffler l'air du Danube Bleu tout en dépeçant le portable de sa secrétaire, ses pupilles ont gonflé, comme deux billes de mercure soumises à une température excessive.
Le regard de ma femme a changé lui aussi :
"_ Chéri, au revoir. Quand tu auras tout détruit, appelle-moi."

C'est alors qu'a commencé la période la plus heureuse de ma vie.