Au Bar Défi Lancé

if you gotta ask, you'll never know!

Friday, June 24, 2005

Pillage


_ C'est mon sexe qui t'intéresse? Cette masse brune et filandreuse, tombée de l'arbre comme une pêche trop mûre? Ce réseau de chanvre noirci par la faute, amolli par les compromis? Tu préfères peut-être le reste de mon corps, ce tronc absent comme une vieille statue mal entretenue, celle qui se trouve dans le coin du musée où personne ne vient jamais? Non, toujours pas? Alors tu désires mon visage? Ce plat pays d'où s'échappent les ragots et la solitude? Tu dois vraiment venir de la ville, des beaux quartiers. Car si tu t'étais déjà promenée dans ces chemins crayeux où l'on a l'impression de ne pas pouvoir laisser de trace, ces carrefours ombrageux qui ne donnent sur rien, comme une porte restée là, alors que derrière elle on a déjà rebâtit des murs, si tu avais pris le temps de te perdre tu n'aurais pas ce regard.

Ah tu m'énerves! Cette assurance! Tu n'as pas deux pupilles, tu as deux aiguilles de compas vissées le long des cils, là, toujours à pointer niaisement le Nord, comme deux comptables en costume noir, deux cravates qui auraient déjà fini leurs comptes! Tu m'écoeures! Je vais t'envoyer les orages, une déferlante magnétique pour te déboussoler, toi l'amante aimantée! Tu n'as pas encore compris? JE suis ton soleil, ton seul guide, ta lumière! Arrête de faire confiance à tous ces pâles indicateurs, ces vendus qui ne servent que quand ça va! Vois, vois-les quand tu pleureras, quand tu n'auras plus rien ils te laisseront car ils ne s'intéressent qu'à ceux qui ont quelquechose à offrir!

Voilà! Tu te soumets enfin. C'est ça, ploie, ploie encore, encore un peu... ah je t'aime... enfin non, justement, ca va mieux, je ne t'aime plus.

Thursday, June 23, 2005

Anna Reel


_ Vous êtes le seul éditeur dont j'écoute parfois les conseils artistiques, mais ça n'est pas une raison pour attraper la grosse tête.
_ Je n'attrape pas la grosse tête, je veux juste coucher avec vous. Vous écrivez bien, et puis vous êtes très belle, vous savez?...
_ Non non je ne suis pas belle, mais je sais très bien comment faire bander un homme.
_ Ah et bien, effectivement, si vous le dites...
_ Vous êtes mignon, à essayer de me faire du rentre-dedans, à moi qui vous surplombe.
_ ...
_ Oh comme c'est dommage, vous lâchez prise... non! ne partez pas enfin!

Anna Reel éclata d'un rire sonore. Harry avait déjà quitté la pièce et dévalait maintenant quatre à quatre les marches de l'immeuble, rouge de honte, comme après une fessée. Le rire d'Anna - comme chacune des phrases qu'elle avait écrites - résonna encore longtemps dans son crâne.

Tuesday, June 21, 2005

Achab


Toutes choses seraient vaines si elles n'étaient chargées de quelque signe et notre monde rond ne serait rien de plus qu'un zéro, à vendre à la charretée, comme ils font des collines de Boston, afin de combler les fondrières de la Voie Lactée.

Herman Melville - Moby Dick

Thursday, June 16, 2005

Printemps

Elle a géré les ressources humaines de Danone, mais plutôt que de virer tout le monde, elle a préféré partir loin de ce monde qu'elle n'aimait plus. Elle a vu dans un voile rouge - en fait le tissu du tailleur de sa secrétaire - des soleils couchants, la fin de sa vie, tous les sacrifices accomplis pour sa seule carrière professionnelle, son amour d'enfance qu'elle avait laissé tomber pour travailler à l'étranger, sa famille qu'elle avait fini par snober, tous ses nouveaux amis qu'elle n'aimait pas, alors elle est partie. Certains disent qu'elle a fui, mais peut-on vraiment parler de fuite?
A partir d'une couleur elle essaye maintenant de se reconstruire un monde, parfois même d'écrire, mais là il faut tout reprendre à zéro. Elle essaye d'apprendre à regarder, à écouter, à sentir comme elle sentait auparavant... Elle part de plus en plus souvent en voyage - les Indes, le tour de l'Afrique - dans des conditions de plus en plus difficiles : on dirait une étudiante! Elle a désappris à communiquer, elle s'est remise à pleurer. Elle aime même le silence. Ses amis se moquent d'elle : elle n'a plus la maison, les regards et la vigilance. Elle préfère douter. Aujourd'hui elle est morte dans mes bras. Elle avait un bout de sourire au coin des lèvres, et les yeux grand ouverts.

Tuesday, June 14, 2005

Carnets


... On ne sait jamais sous quels tropiques de telles choses peuvent avoir lieu. Quand le démon saisit l'un des colons, il s'empare de tout son être. Des pieds à la tête, la victime se tord d'une douleur perçante, comme un éclair dans l'organisme. Quelque chose de viscéral - d'interdit - se passe. Quand les traits du visage se creusent, raides comme des falaises, toute une force se dresse et descend de la montagne. Une plainte molle retentit. Un vent soudain remplit les arbres d'un murmure indistinct puis s'éteint dans l'ombre du soir. A la nuit tombée, le patient, exangue, s'endort.

Monday, June 06, 2005

Ping Pong


[hommage à lebaronperche.blogspot.com]

Décidé à changer de logement, j'ai contacté Selda, grosse femme mystérieuse recommandée par un ami pour ses bonnes affaires. Elle m'a fait visiter, dans une petite rue donnant sur l'avenue de Versailles, non loin du pont Mirabeau, une chambre de bonne assez bien arrangée. Selda, que je sommais de m'expliquer le prix si bas du loyer, m'avoue que personne n'occupe l'endroit depuis plusieurs années, à cause des nombreuses rumeurs qui ont couru sur la folie subite du précédent locataire. En ouvrant d'un coup sec l'un des deux tiroirs de la petite table de nuit, un feuillet s'envole. Je le saisis, avant Selda, toujours agile - malgré son poids - pour s'emparer de ce qui ressemble à un billet. Le bout de papier semble être extrait d'un journal de bord :

"QG, fin ** été .."
Quelle heure est-il? Allongé dans mon lit, en sueur, j'ai cru entendre des craquements dans la chambre. 4h30...Suis-je en train de rêver? Des souvenirs me reviennent.

Ma dernière attaque était sournoise - tant pis pour la fierté- mais devait réussir : posté sur une chaise, elle-même adossée à ma fenêtre, j'avais réussi à placer de la mort-aux-rats dans leur nid douillet, dans MA soupente. Nul doute que la faim - ou leur satanée désinvolture - aura poussé ces indolents volatiles à goûter ce met inattendu.
A nouveau un claquement sourd retentit, puis un autre, finalement un grouillement organique s'amplifie, à environ trois pas de mon lit. J'allume la lampe de chevet. J'hurle : une vingtaine de ces ordures volantes - toute la sombre racaille recrutée et formée par Pongo - s'agite de manière chaotique au pied de mon lit . Ils avaient tous goûté au poison, et, plutôt que de passer l'arme à gauche docilement, serrés les uns contre les autres dans la soupente, ils avaient préféré lancer un dernier raid, histoire de me traîner en Enfer avec eux. La peur, alliée à une soirée fortement alcoolisée, me faisait délirer (le succès de l'opération poison m'avait fait ouvrir mes meilleures liqueurs, certain que j'étais d'avoir réglé une fois pour toutes ce conflit à plumes). Recroquevillé dans mes draps, je me faisais l'effet d'un pauvre matelot, accroché à un bout de la coque de son navire échoué, et qui sent grouiller autour de lui, dans le bouillonnement des eaux, mille dangers invisibles.

Passé ce premier effroi, je reconnais une à une les formes qui rongent mon parquet et les quelques meubles alentour : il y a le couple maudit - Pongo et Perdita - et les proches qui avaient pris l'habitude de nicher avec eux sous mon toit. Ceux-là, du fait que je ne les avais encore jamais nommés, se révèlent encore plus effrayant que le couple squatteur. Sans nom, sans forme distincte, ma conscience ne peut pas les étiquetter, je n'arrive pas à en faire de simples pigeons; ce sont des formes grises et noires, tordues, demultipliées par leurs ombres allongées sur les murs. Cet amas de pattes et de becs me renvoie aux araignées mutantes qui ont toujours peuplé les rêves de mon enfance. Pour échapper à cet obscur Léviathan, je décide de porter toute mon attention sur Pongo et Perdita. Celle-ci semble avoir succombé, elle vient de rejoindre le tapis animal collé à mon lit, il ne reste plus que Pongo.

J'amorce un mouvement, fébrilement décidé à jouer l'oiseleur, mais son allure me pétrifie : dans l'ivresse de l'agonie, Pongo semble avoir disjoncté. Lui, le plus féroce d'entre tous, pique puis déchire comme une Furie les lattes du parquet et les pieds de mon lit. L'approche de la mort l'avait rempli d'une rage aveugle et sourde. Le bec pailleté d'échardes, le voilà qui redresse son cou, et pointe son regard - sic- vers moi. Ses pupilles, toutes petites, sont noires et luisantes, comme celles d'un squale qui vient de repérer sa proie. Soudain il déploie ses ailes sales, et décolle vers moi. Engourdi par le poison, il perd quelques secondes, qui me permettent de me protéger le corps avec mes couvertures, le visage avec mes avant-bras. Ses griffes se plantent dans ma chair - une décharge d'adrénaline me secoue - et je parviens à le repousser violemment. Un instant je les imagine m'attaquer tous en même temps, me ronger le foie, (à moi le nouveau Prométhée, livré au supplice pour avoir apporté aux hommes la chaleur et le calme d'un foyer sans volatile) puis je dois me concentrer pour repousser une nouvelle attaque de Pongo. A son troisième assault, je parviens à saisir une de ses ailes. Pongo s'agite, écartelé entre la mort lente par empoisonnement et la douleur immédiate causée par ma prise. Dans une colère blanche, il déchire de son bec la peau de ma main, mais, porté par l'horreur, je tiens bon. De l'autre main, je parviens à saisir mon briquet sur ma table de nuit. Je le pointe vers la tête hystérique de Pongo et l'allume. Dans un état second je m'entends crier : "Ca, c'est pour Ramon!!!"
Ma main gauche lacérée n'est plus qu'une plaie, déchiquetée encore et encore par Pongo, qui finit par mourir, l'oeil et le bec carbonisé. J'ai... ...


"_ Selda??
_ .... "