Au Bar Défi Lancé

if you gotta ask, you'll never know!

Friday, July 29, 2005

A l'heure

"Deux choses m'ont toujours rempli d'une hystérie métaphysique : une montre qui ne fonctionne pas et une montre qui marche."

Cioran - Le Crépuscule des Pensées

Thursday, July 21, 2005

A l'eau


La plage s'était cachée. Comme si elle avait commis une bourde, ou comme si elle avait honte de son incontinence, des traces timides qu'elle abandonnait sur le rivage. En fait elle se sentait ridicule devant la mer immense qui s'ouvrait en face, là où quelques bouées rouges en panne s'alignaient.
Mon nouvel ami était resté silencieux depuis que nous avions quitté le village.
_ Bon, fis-je, et maintenant?
Lui ne me répondit pas tout de suite. Il ôta d'abord ses vêtements et se mit à regarder l'eau.
_ Je vais jusqu'à la dernière bouée, et je reviens.
_ La dernière bouée est à un kilomètre d'ici.
_ J'y vais et je reviens, c'est tout. J'ai l'impression que ma raison est là-bas.
_ Tu prends la pose...tu dev..
_ La plage, l'eau j'te dis. Celles qui font un peu peur en somme, non? Laisse-moi nager jusqu'à là-bas, tu verras, je reviendrai. Tu as peur? C'est toi qui as peur? Tu vois c'est pour ça que je pars nager : tu as peur, toi, tranquille, sur le rivage, sur cette belle plage isolée. Tu as peur!

Monday, July 18, 2005

La pipe au poète

Je suis la pipe d'un poète
Sa nourrice, et : j'endors sa Bête.
Quand ses chimères éborgnées
Viennent se heurter à son front,
Je fume... Et lui, dans son plafond,
Ne peut plus voir les araignées.
... Je lui fais un ciel, des nuages,
La mer, le désert, des mirages ;
- Il laisse errer là son œil mort...
Et, quand lourde devient la nue,
Il croit voir une ombre connue,
- Et je sens mon tuyau qu'il mord...
- Un autre tourbillon délie
Son âme, son carcan, sa vie !
... Et je me sens m'éteindre. - Il dort -
.............................................
- Dors encor : la Bête est calmée,
File ton rêve jusqu'au bout...
Mon pauvre ! ... la fumée est tout.
- S'il est vrai que tout est fumée...

Tristan Corbières - Les Amours Jaunes

Wednesday, July 13, 2005

Céline vs Proust


Eh! Pssst! Ecoute-moi : j'ai vu Céline et Proust en découdre sur le ring!
C'était hier soir, ils avaient transformé le Sentier des Halles en arène, façon Rodney King. Y'avait beaucoup d'allumés là-dedans, des riches et des pauvres, apparemment personne ne les avait prévenus. Accrochées au mur un tas de vieilles affiches, une édition collector du "Marche à l'ombre"de Renaud, quelques vieilles pin-ups alanguies autour d'une photo de Staline, le tout collé sur des murs bordeaux, ou plutôt rouges, mais bouillis.
Au fond de ce cirque un bar, ouvert comme la machoîre fendue d'une baleine. Allez savoir pourquoi, tous les serveurs étaient gros, les serveuses girondes. Pas beaucoup de différences d'ailleurs, ils formaient les maillons d'une cordée grasse et androgyne (ça, ça lui plaisait pas à Marcel, ça lui rappelait Albertine).
Ils avaient rempli de gros bidons crasseux avec de l'alcool à brûler. Tonnerre de Dieu! Quand ils y foutaient le feu, ça ouvrait tous les projos de l'Enfer! Ubuesque je vous dis!
Ils avaient aussi remplacé les cordes saignantes du ring par des noeuds de barbies salopes géantes, enlacées tout autour. Ca donnait un ring un peu spécial certes, pas vraiment dans le genre Rodney King en fait, mais il en jetait sacrément!
Bon. Et puis le combat! Ah fallait les voir tous les deux : Proust qui était là, dans les coins, à tousser... Mais il avait un sacré jeu de jambes! Putain! J'en avais pas vu beaucoup des gars comme ça, tricoter, tricoter encore et encore des petites pelotes de gambettes! Quand il s'y mettait, je voyais les ballets russes et toutes les danseuses en jupettes!
Céline en face, terrien, l'oeil fixe, alourdi de deux bras d'argent massif. Je ne sais pas si c'était l'éclairage, mais ses membres jetaient des reflets huileux. Céline le puncher! Ces coups de poings! Deux gros jambons bien salés lançés comme des obus sur les figures débiles! Quel choc!

L'issue du combat je ne la connais pas. D'abord vicieusement collé aux barbies salopes - dommage, ils les avaient beaucoup trop maquillées - , à aboyer les crocs à l'air, j'ai pris un sale coup. Je sais plus trop, moi j'étais plutôt pour le p'tit Proust- il avait l'air si fragile - et puis y'avait ce bourrin qui gueulait comme un facho derrière moi - "Louis-F, Louis-F!" - , ça m'a foutu la haine, je crois que pour une fois je me suis battu, et que pour cette fois, j'aurais pas dû. Tout est devenu noir. Je me suis réveillé dans mon lit- déjà un bon point - avec une barbie dans les bras - un bon point aussi? -...

Tuesday, July 12, 2005

Roméo & Juliette


Ballet de Noureev - Musique de Prokofiev - Opéra Bastille 06/07/05 -

Qu'ils sont beaux! Vous vous rappelez cette scène du premier acte : Roméo, entraîné par son ami Mercutio, se déguise et s'infiltre au bal donné par les Capulet, dans une cascade d'or et de bleu vénitien. Là les parents de Juliette sont censés lui présenter son futur mari. Mais elle rencontre Roméo.
Au fond de la scène, en haut des marches, entre deux colonnes dorées et finement sculptées, les convives s'affairent autour du buffet. Leurs tuniques rougissent dans une lumière cuite, on les voit parler et rire. Au premier plan, dans la grande salle de réception devenue vide, Roméo aperçoit Juliette seule, adossée à l'une des colonnes majestueuses. Il entame une danse en la regardant. Pointes viriles, entrechats moqueurs : Roméo est encore un adolescent chahuteur.

Juliette, enchantée, le rejoint dans la danse. Ils s'enlacent. La musique de Prokofiev s'arrondit, envoûte les amants aériens. Qu'ils sont beaux! Chacun de leurs gestes gracieux a valeur de symbole : loin des invités goinfres et bavards, ils sont seuls au monde. Le couple s'est créé, à chaque ondulation leurs corps se fondent. Ce sont deux croches ailées qui sautillent, désinvoltes, sur une partition nocturne. Blanchis par l'éclairage de la poursuite, on dirait deux petites flammes, comme si quelqu'un muni de deux lampes torches faisait danser leurs rayons ensemble contre une vitre.
Avant cette rencontre, Roméo n'était qu'un trait, une lame de fer aiguisée mais débile, sans direction, si ce n'est celle de soulever tous les jupons de la ville. Juliette, titienne, vient le couvrir de son amour mûr, et fait de lui une flèche effilée, tendue vers leur destin commun. Juliette devient l'arc, ou bien l'archer, peut-être même la cible et la flèche dorée.
Tantôt sur ses talons, soumise aux portées de son amant, tantôt dressée sur le bout de ses orteils, les bras ondulants comme deux serpents agiles, elle contient et modèle chacun des mouvements du jeune homme.Voyez-les à genoux, mariés clandestinement dans une chapelle de Vérone : leurs jambes sont enroulées autour du même fil, c'est le fil des Parques avec lequel ils dansent et jouent dans leur amour! Leurs deux coeurs battent la même mesure et domptent le temps d'une même pulsation autonome : finies les heures, loin les minutes! Juste une liberté totale, une fusion organique et muette - à quoi sert le language, au fait? - voilà deux comètes, deux géants qui scintillent dans la nuit des hommes.

Ahahaha, arrête, je m'étouffe!
Qu'est-ce que tu as vu? Deux bouts de viandes s'agiter devant toi - bien éclairés je te l'accorde - et tu t'emballes? Tu as vu une paire de collants blancs entamer une série d'arabesques inutiles? C'est les 75 euros de ta place qui t'ont fait bander, aller, avoue! 75 euros, des dames en robe de soirée, une bonne dose de cérémonial, et hop! tu t'envoles! Mais c'est du vent! Du vent tout ça!
Tu ne les entendais pas tousser, se gratter, tes vieux voisins racornis? Parce qu'ils étaient bien croulants je t'assure, un pied dans la tombe, et l'autre en l'air! Et pourtant quel boucan ils font encore, ces gigots! Quand bien même ton Prokofiev aurait écrit de belles choses, comment les écouter au mileu de toute cette mort?
Tu ne les entendais pas aussi, les cloches allongées sur la place de la Bastille, tu sais, tous ceux que tu as évités en venant, et qui crevaient la dalle pendant que tu t'asticotais la nouille? Et ton Roméo tu crois qu'il bandait lui aussi, à se frotter comme ça, pendant trois longs actes, avec sa partenaire? Tu crois qu'il se sentait "croche"? Croche pointée alors, non? Des pantins, des cochons oui!
Moi j'ai vu une chose qui m'a touché : j'ai vu Roméo danser, danser encore et encore, même avec sa Juliette morte - soi-disant morte - dans les bras. Là j'ai vu une petite vérité : danser, danser toujours puis mourir.

Wednesday, July 06, 2005

A l'huile


J'en ferais des commentaires, si l'on me demandait mon avis. Mais c'est à chaque fois la même chose : je dois écouter des plaintes, des désirs, des chagrins, et faire avec. Celle-là qui patiente maintenant dans ma salle d'attente, ça n'est pas comme si je l'aimais, non, mais plutôt comme si c'était une obligation, comme si je devais prendre la pose. Alors quand elle est arrivée, que lentement elle s'est assise en face de moi, je ne savais pas si elle allait se taire ou bien me demander quelque chose. Elle avait, planté dans sa chevelure, un large chapeau mou qui ondulait comme le sommet d'un champignon des bois. Quand je vous dis qu'elle dégageait quelque chose de profondément naturel, une évidence qui me faisait me demander s'il n'y avait pas, posté là, juste derrière moi, un peintre tendu devant son chevalet, armé de tous ses pinceaux et prêt à en découdre avec une vérité essentielle...
Quand comme ça on se sent faire partie du décor, tel ce presse-papier endormi sur un coin de mon bureau, on commence à voir la scène autrement. J'étais censé la questionner, c'est bien ça? J'étais censé lui faire mon numéro habituel? Mais non! Et d'abord comment faire? Devant ce modèle à l'huile toute ma personne glissait, je me sentais gris et pathétique, comme toutes les toiles que j'avais essayé de peindre avant, ces essais qui à l'époque me plaisaient mais qui maintenant me faisaient honte.

"_ Mon mari ne va pas bien. J'ai peur. Il ne crée plus, ou bien ce qu'il crée est mauvais, mauvais par rapport à ce qu'il faisait avant. Je m'inquiète. Vous avez un rôle à jouer, vous êtes son allié, son compagnon dans cette aventure. Et puis c'est votre poule aux oeufs d'or, non?
_ Je m'en fous, vous ne connaissez pas ma réputation : je peux TOUT vendre! En plus votre mari s'est fait un nom maintenant, il pourrait cracher de l'encre sur ses toiles et les exposer devant des bourgeois fascinés.
_ Non, vous ne comprenez pas. Je ne m'inquiète pas des ventes et de l'argent ramené par mon mari, je m'inquiète pour son art. Ca, ca vous intéresse?
_ ... Ca n'est pas de mon ressort en fait... Qu'a-t-il perdu selon vous?
_ Le décalage, la puissance, la profondeur, ce qui faisait de lui un grand enfin! Et ne faites pas comme si vous l'ignoriez, vous êtes un expert, non? C'est vous qui l'avez choisi quand, jeune, son potentiel vous a bouleversé. Vous voyez donc bien qu'il n'est plus maintenant que l'ombre de lui-même!
_ Madame, Adèle - je peux vous appeler Adèle ? - je m'en moque, j'ai perdu la patience et l'amour de l'Art.
_ Alors je vais lui faire rencontrer quelqu'un d'autre, un marchand attitré qui saura faire plus que "vendre" ses toiles, un passionné qui saura réveiller son talent.
_ Vous voulez réveiller son talent?? Alors faites-le souffrir!"

Monday, July 04, 2005

Isabelle


J'ai jeté son visage à la poubelle. Quand j'ai vu qu'elle portait toujours un masque, je me suis dit que son visage ne devait pas lui servir à grand chose, non? Il a fallu que j'attende le matin quand, au réveil, elle fait sa toilette : elle sort du lit les cheveux emmêlés, certains collés aux bords de son masque (et oui, je sais, quel dommage de le garder aussi pour dormir). En plus avec ces nuits tropicales, on se réveille à moitié fondu, le corps mou abandonné dans les draps, comme une algue.

Bref, la voilà qui se lève et ondule vers la salle de bains - attention il faut être vif car c'est peut-être le seul moment pendant lequel elle n'est pas trop vigilante. Surtout, quand enfin elle montre son vrai visage, ne pas regarder! Et pas même dans le reflet d'une glace, hein! J'insiste parce que c'est comme ça, à vouloir jouer les Persée, que j'ai vu des amis imprudents se faire pétrifier. De bons amis en plus, des gars bien, sensibles, et malins! Moi ca m'avait fait quelquechose de voir mes potes perdre la face ainsi, j'étais ému, un peu déboussolé.
Alors j'ai cru que le mieux serait de lui enlever son visage, après tout. J'ai fait comme dans ce court métrage de Scorsèse, vous savez, celui on l'on voit un homme se raser, se raser encore et encore, tellement qu'en fait il s'épluche...vous voyez? Bon. Je lui ai fait pareil à celle-là : je l'ai prise par les cheveux - c'est une bonne prise quand il fait chaud et que tout colle - et je lui ai plaqué la tête dans la baignoire, sans la regarder hein! J'ai pris le rasoir et j'ai fait le boulot - une horreur - y'avait du sang partout! Allez savoir pourquoi, elle ne m'en a pas voulu : d'abord avec la face poisseuse, elle enfilait son masque beaucoup plus rapidement, une application et hop! ca tenait! Et en plus - et c'est surtout pour ça qu'elle m'a remercié - elle était contente, épanouïe même, parce que son masque lui servait enfin à quelque chose.