Au Bar Défi Lancé

if you gotta ask, you'll never know!

Tuesday, August 23, 2005

La fin du bois de Boulogne


C'est la fin du bois de Boulogne. Je ne sais pas si les autres choses autour - ciels, maisons, femmes et chansons - se sont finies aussi, mais moi j'étais au bois et j'ai vu tout disparaître. J'étais sur le grand lac. Ce soir-là on avait fait flotter la fête sur une grande péniche. Il y avait mes meilleurs amis, mes frères. De l'alcool, beaucoup d'amour, sans la honte et la gêne stupide qui nous freinait d'habitude. Du bleu profond partout sur les arbres, sur les visages et les sourires chauffés par les flammes du pont. La joie dévalait de partout. On se prenait dans les bras, on s'embrassait. Parfois même on ne parlait plus, et pendant longtemps. Nos yeux brûlants riaient et les coeurs semblaient sortir du four. De gros soufflés, des brioches rondes et fumantes, argentées sous la lumière des étoiles.
Mais en quelques secondes le vent a tourné. L'eau par magnétisme s'est mise à s'agiter, comme le dos d'un fauve qui se mettrait à marcher lourdement. Les visages ont changé. Les traits se sont tendus, puis ont creusé des ombres et des crevasses sur les gueules de mes amis. Sous leurs chapeaux fantasques leurs yeux se sont mis à rouler furieusement. Une roue humaine s'est mise en branle sous l'action pénétrante de la musique - on se regardait, nous les amateurs, car aucun d'entre nous ne reconnaissait cet air. Dans les accolades généreuses on a commencé à sentir des griffes, les cris de joie se sont transformés en ricanements tordus, et même si chacun d'entre nous voyait bien que la soirée tournait mal, personne ne se sentait capable d'arrêter la transe.
Mes potes s'y sont mis à quatre pour me saisir. Ils voulaient faire de moi la corde d'un instrument inédit et géant : sous mes jambes ils ont sanglé deux basses vibrantes, sous mon tronc deux longues guitares éléctriques qui crissaient, et dont les têtes étaient solidement nouées à des lanières que deux amis hilares tiraient - amis : étrangers monstrueux. Ils voulaient m'accorder.
Ce soir-là j'étais arrivé en retard. Cela m'avait un peu préservé. J'avais plus de vivacité qu'eux. Shooté à l'adrénaline, j'ai pu me dégager en hurlant. Après j'ai dû me débarrasser d'eux un à un, comme d'une ronce géante aux mille épines.
J'ai réussi à m'échapper. Mais je ne vais pas me vanter. A peine seul, mes yeux aussi ont pris la tangente. J'ai repéré France, normalement brune à la peau claire et soyeuse, mais ici plante sauvage rougie par la cochonnerie. J'ai poussé alors des cris de bête, des cris brutaux et sans mystère, des cris pour son cul. Hagarde, elle m'a vu venir. Elle est partie en boitillant dans une cavalcade grotesque, sa robe jaune à moitié défaite, parce qu'apparemment les premières minutes de chaos n'avaient pas été faciles pour elle non plus. Je l'ai poursuivie et on fonçait sur le pont, entre les grosses caisses de fer et les lourds cordages emmêlés. Ca sentait le sel et le feu. Mais aucune noblesse là-dedans. Imaginez Reiser devant Sodome.
Ce qu'il s'est passé au-dessus de nous avait plus de classe. Le ciel a durci puis s'est gondolé, comme si les étoiles tranchantes plantées dans son corps l'avaient fait souffrir, souffrir tellement qu'il gonflait. Et tout a éclaté. Le fauve qui portait la péniche s'est jeté d'un bond hors des eaux. Il a sauté à la gorge noire du ciel déjà mal en point, qui a hurlé à la mort. La nuit a paniqué, retournée qu'elle était dans tous les sens, comme la muleta quand le taureau gagne. Puis plus rien.

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