Au Bar Défi Lancé

if you gotta ask, you'll never know!

Monday, August 29, 2005

Le secret de la rue Mortaine


C'est l'escalier de monsieur Mortaine. On l'a mis de côté. Trop de noir, des marches sombres comme les notes d'une gamme funèbre. A croire qu'elles n'attendaient que des cercueils. J'ai voulu emprunter l'escalier Mortaine. Je me suis dit que de nos jours, de pareils mystères ça fait rire. J'y ai pas cru. Je suis donc parti là-bas, au numéro 32, chez Mortaine. Il n'y avait personne, mais la porte était ouverte. Y'avait pas de bruit. On croyait entrer dans un immeuble, mais en fait ça n'était qu'une façade : derrière la lourde porte pisseuse tout était très sombre, on apercevait juste le début d'une cage d'escalier étrange : elle descendait seulement. C'était à se demander comment accéder aux trois étages de l'immeuble, des étages qu'on voit très bien de la rue, avec leurs fenêtres sales, leurs petits balcons, tout juste assez grands pour soutenir un pot de fleurs. Ces appartements doivent se trouver en partant du numéro 30. On m'avait dit que c'était au 3ème étage du 30 qu'un long couloir courait entre les adresses et joignait les locataires.

J'ai descendu les marches crasseuses du n°32. Elles étaient très glissantes, à cause de la poussière humide et des petites flaques de graisse. Ca déboulait vite dans les égoûts. On arrivait sur un remblai, avec à côté le flot des déchets liquides qui s'écoulait lentement vers la gauche. Je l'ai suivi, et même pendant une bonne demi-heure, car il n'y avait rien à voir ni à ouvrir. Loin au-dessus on percevait vaguement les échos de la rue, les pas cadencés sur la chaussée, mais tout était déformé... Tous les 50 mètres une épaisse porte de fer surgissait, férocement cadenassée, sûrement pour les gens qui bossaient là. C'était vraiment très noir. D'habitude les cours d'eau ça fait des reflets, un peu de lumière, surtout quand des murs sont là, tout près, pour réfléchir. Mais ici tout était trop sale pour que la lumière se fasse. Parfois y'avait bien des bouts de phosphorescence, quelques éclairs malingres qui verdissaient les parois du tunnel. Mais moi pour marcher droit, je faisais plutôt confiance à mes oreilles : au-dessus du remblai que je longeais, je sentais serpenter tout un fouilli de tuyaux et de câbles. Avec l'humidité, des gouttes tombaient régulièrement en faisant des plics et plocs. Ca me guidait, je savais que là où j'entendais ces bruits, le sol était ferme. J'aurais pas aimé me foutre à l'eau bêtement, elle avait l'air glacée et surtout personne ne savait que j'étais là.
Au bout de ce tunnel, tout s'ouvrait sur une grande salle circulaire. Les déchets venaient s'y étendre dans une large piscine, et attendaient là que leur traitement commence. Ca puait. Y'avait une odeur rance et poivrée, très collante, qui semblait bouffer l'air. J'étouffais presque. Bizarrement le liquide accumulé dans la piscine était plus clair qu'avant, la voûte qui s'élevait tout autour était zébrée de coups de fouet éclatants. Ca donnait le tournis...
Un moment j'étais tellement oppressé par l'endroit que je délirais : je voyais ma fiancée allongée sur un lit d'ordures, coincée là comme dans le cul d'une bouteille, avec des gars énormes qui jouaient aux prêtres et qui la besognaient, façon rituel. C'est quand la scène virait au sacrifice que j'me foutais des claques pour revenir à moi.
Une fois calmé j'avais plus ce brouillard noué devant les yeux, et l'endroit me parlait tel qu'il était. Devant la piscine à déchets y'avait une sorte d'officine, un bureau encore récemment occupé puisque dessus une bougie fondait et que des petites lunettes rondes traînaient négligemment sur des feuilles de comptes. Un chat abyssin se frottait à une modeste chaise en métal, que son maître venait sûrement de quitter. Qu'est-ce ce qu'on pouvait bien compter dans ce trou paumé? J'ai longé la piscine pour aller fouiller le bureau. J'avais pas vu que dans l'eau y'avait un gars en combinaison plastique, la tête protégée à la facon des apiculteurs. Quand il m'a saisi violemment aux tibias, j'ai cru faire une attaque, j'ai eu le coeur foudroyé par la trouille. Tellement que j'ai chancelé comme une quille et que l'inconnu m'a balancé d'une seule main à la flotte. Il me l'a bien fait boire la tasse, et puis quelle tasse! Quand il a arrêté de me plonger la tête dans l'eau et qu'il m'a soulevé d'un coup sec pour m'asseoir sur le rebord, j'ai tout dégobillé, et plusieurs fois. J'avais plus rien dans le bide. Mais par terre, au milieu de mon déjeuner tout éparpillé, quelque chose brillait. Une bague putain! Avec un saphir éblouissant!
_ Pas si dégeulasse comme eau, hein?
C'était l'apiculteur qui me causait. Il avait enlevé son casque. Un beau visage éclairé cet homme-là. Même si ses yeux étaient un peu ronds et stupides, l'ensemble rayonnait pas mal. Il y avait une sorte d'harmonie entre son regard, son nez et ses joues unies, quelque chose qui lui donnait de l'allure... Il m'a sorti une chaise aussi spartiate que la sienne, m'a posé dessus et s'est assis en face. Il était trapu, pas bien haut mais très musclé du cou et des bras, j'aurais pas voulu qu'il sévisse... Je le vois se baisser et mettre les doigts dans mon vomi, sans pudeur ni dégoût, pour en extraire le joli caillou. Puis il va à son bureau et zieute sa découverte avec application, comme un pro, avec sa loupe et ses pinces.
_ La vache! Avec ça je peux prendre ma semaine! qu'il s'est mis à souffler.
_ Vous êtes dans les bijoux? risquai-je poliment
_ Dans les bijoux! Ha! Ouais on peut dire ça! Même que j'y suis jusqu'au trognon tiens! Dans les bijoux et puis dans la merde aussi, t'as vu! Tu l'as bien senti la merde dans tes poumons, hein?
_ Oui oui, j'ai bien senti, je vous assure... Mais, vous vivez ici?
_ Bah qu'est-ce que tu crois? T'as encore du vomi dans les écoutilles? C'est du plein temps ici p'tit gars! Sinon on te prend la place! T'as pas remarqué qu'elle était foutue bizarre la rue Mortaine? Avec ses pavés tout creusés et glissants, des vrais savonnettes! T'as pas remarqué comment la chaussée est gondolée, bien plus que la norme, que t'as à peine lâché un truc par terre qu'il est déjà tombé dans les rigoles des égoûts? Et hop! Le voilà qui file à fond la caisse, et on le revoit plus! Enfin, son propriétaire, là-haut, il le revoit plus... Parce que c'est pas perdu pour tout le monde, tu vois?
Et il me pointait du doigt un gros sac poubelle, rempli de joaillerie : des bagues, des bracelets, des boucles d'oreilles, des montres à gousset, des broches, des boutons de veston, des pas terribles, des qui en jetaient sacrément, un vrai foutoir, mais en or!
_ Je ramasse tout, tout le temps. Y'en a plein! Après je fais le tri, parce que t'as vu, y'a quand même beaucoup de toc aussi. Y sont pas tous plein de pognon les gens du quartier. En revanche quand les grand-mères pleines de chiffons et de dorures se sentent pousser des ailes et s'engagent toutes seules dans la rue, je me frotte les mains. A tous les coups qu'elles se ramassent! Et là parfois même d'ici j'entends la musique : ca tinte, ca cogne contre les pavés, tout ce qui était mal accroché s'envole... puis ca descend contre le trottoir à toute vitesse, et plouf! dans la rivière que t'as suivie jusque-là!
_ Mais vous savez que tout le monde a peur là-haut? Qu'ils ont vu des gars descendre par l'escalier du 32, et ne jamais revenir? Qu'est-ce qui leur est arrivé?
_ Eh p'tit gars, tu me prends pour un mécène? Pour un con même, non? Tu crois pas que je vais le partager le magot ? Evidemment qu'il y en a eu d'autres des curieux comme toi, des gars avec assez de couilles pour s'enfiler le long tunnel dans le noir et la puanteur... A peine arrivés, je voyais dans leurs yeux que la place les intéressait! J'ai pas eu le choix, tu comprends? Si jamais ils étaient remontés, c'est par dizaines qu'ils seraient revenus me piquer mes caillous!

Là, quand j'ai compris que les autres devaient sûrement servir de nourriture à son chat, la trouille est revenue me vriller les entrailles, et en profondeur. Je ne savais plus quoi dire, chaque parole m'aurait rapproché d'un sac poubelle moi aussi. Je donnais le change en demandant des détails sur son business, histoire de gagner un peu de temps, mais il était pas dupe. Il a vite vu que mon regard cachait mal la terreur.
_ Détends-toi p'tit gars, t'as l'air d'avoir vu ta propre tombe! Tu verras je suis pas du genre sadique. Je prends pas mon pied à me débarasser des intrus. Ca va vite et c'est sans douleur. Tu sais c'est pas drôle pour moi non plus. Je suis là, piégé par cette poule aux oeufs d'or, emprisonné sous la terre, dans les excréments. Tu la sens l'odeur que je supporte depuis toutes ces années? Tu trouves ça humain? Alors forcément j'ai peut-être un peu déraillé, là dans ma tête...
D'un coup y'a eu une grosse arrivée d'eau dans la piscine. Ca faisait des remous, des bulles, des sons de clochettes aussi, maintenant au moins je savais pourquoi... Lui il regardait le spectacle, il était absorbé, tout triste, les reflets dansaient sur son visage et l'hypnotisaient... Il continuait à regarder l'eau, les tourbillons, tous les glouglous... Il devait vraiment avoir du chagrin à être coincé là. Puis son regard est sorti du vague et il s'est tourné vers moi...

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