Au Bar Défi Lancé

if you gotta ask, you'll never know!

Thursday, August 25, 2005

Plaf Records


Dans la maison de disques où je travaille, ils n'ont plus besoin que d'une seule personne pour sortir les compilations de jazz. Or à l'heure actuelle on est deux. Restructuration. Stress. Chignons mal lavés. Auréoles.
Avec tous ces open spaces qui donnaient directement sur la terrasse de notre building, ils ont bien évité une dizaine de suppressions de postes : ça sautait comme des grenouilles. Plaf! Pof! Tout le monde s'en foutait. Pour deux raisons. Y'avait d'un côté les anciens - et c'est pas à la mode les anciens dans ce métier - qui avaient trop peur de perdre leur place pour s'émouvoir des suicidés. De l'autre c'était les jeunes plein de foutre et d'individualisme, qui avaient déjà leurs plans pour la suite et que ça faisait plutôt marrer tous ces fous sauteurs. Y'en avait même un qui rigolait alors que c'était un de ses potes qui venait de s'éparpiller tout en bas sur le marbre. Alors je lui ai demandé quand même, pourquoi il était pas d'humeur à pleurer plutôt.
"_ M'en fous, qu'il disait, il était drôle que quand il déconnait tout bourré, alors là, tout aplati, j'm'en tamponne, maintenant j'irai picoler avec Sandrine, la nouvelle. T'as pas vu ses nibards?" Et il se cassait sans dire au revoir. Je l'avais presque dérangé en fait.
Moi j'étais dans la première catégorie. Les vieux qui avaient peur. C'était pareil pour Edmond, mon homologue du jazz. On était bien cons et dociles. Vingt ans de maison, ça lisse. Fallait reconnaître qu'il était sympathique Edmond. Parlait pas beaucoup. Il arrivait au bureau toujours sapé impeccable, avec des vestes chaudes, sombres et vertes comme des solos de trompette bouchée. Il avait de l'humour et le chic pour clouer le bec aux greluches de notre secteur. Quand il se pointait le matin à la machine à café bondée, avec sa démarche longue et fine, il se posait lentement au milieu des grappes de décolletés pendants, et on sentait que même les poules les plus farouches craignaient son regard et sa répartie. Elles auraient presque retenu leurs ragots et leurs histoires de fringues. Presque.
Avec Edmond on se présentait régulièrement devant la DRH et chez notre chef de service, histoire de protéger nos arrières, d'anticiper. On se doutait pas qu'ils s'en foutaient de nous comme des autres, que c'était pas nos vingt piges passées le cul vissé au bureau qui allaient les attendrir. Mais à force d'insister, avec nos manières et nos méthodes d'un autre âge, on les a fait sourire et on a obtenu un peu d'infos, des bouts de transparence, et finalement une convocation. Là ils nous ont expliqué leur dilemme, comment ils étaient obligés de licencier l'un de nous deux (ils auraient bien voulu nous garder, mais c'est Londres qui était intraitable pour la gestion du personnel)... C'est là qu'ils nous ont sorti un beau tableau, en diaporama, et qu'ils nous ont exposé leur idée de nous attribuer des points, dans tous les compartiments du jeu. A la régulière j'étais en avance sur mon collègue, mais cet opportuniste est manchot, du coup ça lui a fait tout un bonus, et il a repris la main! Moi je n'sais plus, d'ailleurs eux non plus maintenant, ils ne savent plus trop quoi faire de nous... Apparemment y'avait même une rumeur qui disait que finalement, ils pensaient à nous garder tous les deux (entre mes années d'ancienneté et son handicap, ils seraient pas prêts d'arrêter de nous payer des indemnités!), mais comment? Et puis c'était que des rumeurs... des rumeurs dans une maison de disques...
J'me suis dit quand même qu'il fallait qu'on en profite pour se lier davantage avec Edmond, qu'on se serre plus les coudes. Il me plaisait cet homologue avec un bout en moins. Il avait trois gosses lui aussi, et c'était un passionné, un vrai, à l'ancienne... Un gars du genre à s'arracher les cheveux pour savoir quelle version de "So What" utiliser sur le prochain Miles Davis... Celle où Cannonball puait la sueur dans toute la cabine ou celle où il tordait toujours son saxophone, mais tout propre et avec un joli veston? Un gars avec des principes en somme. Avec Edmond on s'est retrouvé de plus en plus souvent au café, à se raconter nos histoires respectives, la famille, les amis, les envies de jeunesse, les désillusions, enfin on s'est pas apitoyés sur notre sort quand même! On a surtout bien rigolé. En fait il en avait plein des anecdotes : caprices de star, farandoles d'incompétence, panachés de bêtise tout autour de son bureau, le 102, au premier au fond à gauche de l'aile ouest...
Après avoir bien ri, j'avais un peu mauvaise conscience d'avoir enregistré toutes ces perles. En tout cas grâce à ma prévoyance, j'ai gagné le jackpot. Et Edmond il a perdu beaucoup de points quand les boss ont tout entendu! Maintenant j'ai un bureau encore plus gros qu'avant, catalogue fusionné oblige! Je gagne aussi plus de pognon. Lui je ne l'ai plus revu. Je ne sais pas s'il a su pourquoi c'est lui qu'on a finalement viré, je ne veux pas trop le savoir pour le moment. Ma femme m'a fait un peu la gueule quand je lui ai sorti toute l'histoire - un peu éméché j'avoue - un soir qu'on dînait ensemble. Elle avait déjà depuis longtemps un voile dans le regard - des regards qu'elle me réservait à moi uniquement - mais avec cette histoire c'est devenu un spectre tout entier. Au moins maintenant, on ne s'engueule plus du tout.

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